CHAPITRE IX
La journée avait été bonne. Pas tellement pour la pêche, car je ne ramenais que quatre perches dans ma bourriche, mais parfaite pour une cure de grand air, parfaite pour refaire connaissance avec le monde du fleuve, pour retrouver certains reflets d’une enfance à demi oubliée. Mrs. Streeter m’avait préparé un panier-repas et interrogé sur mon œil au beurre noir ; j’avais fait une réponse évasive, parvenant même à sortir quelques plaisanteries bien faiblardes. Puis j’avais cherché refuge sur le fleuve et j’y étais resté toute la journée. Je n’avais pas péché tout le temps, mais j’avais aussi fait un peu d’exploration, poussant le nez du canoë dans l’entrelacs des bras de décharge et le labyrinthe des petits marécages ; j’avais jeté un coup d’œil sur une île ou deux. Je me croyais à la recherche de bons lieux de pêche, mais je faisais plus que cela. J’explorais ce plan d’eau dont je rêvais depuis des années, j’essayais d’en appréhender la texture et l’ambiance, j’essayais de me faire une place dans ce monde étrange d’eau murmurante, d’îles boisées, de bancs de sable nus et toujours en mouvement, de rives aux forêts épaisses.
Maintenant, alors que le crépuscule ramenait ses ombres, je rentrais au motel, naviguant au plus près de la rive, luttant contre le courant à grands coups de pagaie maladroits.
J’étais à un peu plus de deux cents yards de l’embarcadère lorsque j’entendis quelqu’un m’appeler par mon nom – dans un murmure qui portait loin sur l’eau.
Je relevai ma pagaie et la tins en équilibre, le regard fixé sur la rive. Sous l’effet du courant, le canoë se mit à descendre lentement le fleuve.
— Ici, dit le chuchotement, et j’aperçus un éclair de couleur à l’embouchure d’un petit bras de décharge qui mordait sur la rive.
Je jouai de la pagaie, emmenai le canot dans le bras de décharge ; là, debout sur un tronc qui coupait obliquement le sable de la berge et trempait ses racines dans l’eau, se trouvait Kathy Adams. Sous mes coups de boutoir, le canoë vint donner contre le tronc.
— Embarquez, dis-je. Je vous emmène en croisière.
Elle me regardait d’un œil élargi par la surprise.
— Joli coquard ! dit-elle.
Je grimaçai un sourire.
— J’ai eu quelques petits ennuis.
— On m’a dit que vous vous étiez battu. Et je crois que vous êtes dans les ennuis jusqu’au cou.
— Les ennuis sont mon lot quotidien.
— Oui, mais cette fois, c’est pour de bon. On pense que vous avez tué un homme.
— Je peux facilement prouver que…
— Justin Ballard, dit-elle. On a trouvé son corps il n’y a pas plus d’une heure. Et vous vous êtes battu avec lui hier soir.
J’acquiesçai de la tête.
— Je crois bien. Il faisait sombre. Ils étaient trois, mais je n’ai pas pu les voir distinctement. Celui que j’ai touché pouvait être ce Justin Ballard. Je n’en ai touché qu’un seul. Après, les deux autres ne m’ont laissé aucune chance.
— C’est bien avec Justin Ballard que vous vous êtes battu la nuit passée. Et ses deux amis. Ce matin, ils s’en vantaient dans tout le village et Justin avait le visage tout tuméfié.
— Eh bien, alors, je suis en dehors du coup. Je suis resté sur le fleuve toute la journée.
Et alors, les mots s’étouffèrent dans ma gorge. Il n’y avait pas moyen de prouver que j’étais resté sur le fleuve. Je n’avais vu âme qui vive et n’avais probablement été vu par personne.
— Je ne comprends pas, dis-je.
— Ils étaient en ville ce matin, ils se vantaient partout de vous avoir donné une bonne correction et ils disaient qu’ils allaient se mettre à votre poursuite pour finir le travail. Plus tard, quelqu’un a trouvé le cadavre de Justin et les deux autres ont disparu.
— On ne pense quand même pas que je les ai tués tous les trois ?
Kathy hocha la tête.
— Je ne sais ce qu’on pense au village. Tout le monde est sur les dents. Toute une troupe voulait venir pour vous mettre la main au collet, mais George Duncan les en a dissuadés. Il a dit qu’ils n’avaient pas le droit de faire justice eux-mêmes. Il leur a fait remarquer qu’il n’existait aucune preuve contre vous, mais le village vous croit coupable. George a donné un coup de téléphone au motel et appris que vous étiez à la pêche. Il a dit à tout le monde de vous laisser en paix jusqu’à l’arrivée du shérif, qu’il a appelé tout de suite. À son avis, il vaut mieux laisser le shérif régler cette affaire.
— Mais vous ? demandai-je. Vous avez pris des risques pour m’avertir…
— Vous avez acheté mon panier pique-nique, vous m’avez reconduite à la maison et nous avons pris rendez-vous, dit-elle. D’une certaine manière, il m’a semblé que je devais être dans votre camp. Je ne voulais pas qu’ils vous attrapent par surprise.
— J’ai bien peur que le rendez-vous ne soit à l’eau. Et j’en suis infiniment désolé. Je m’en faisais une joie.
— Qu’allez-vous faire ?
— Je ne sais pas. Il faut que j’y réfléchisse.
— Vous n’avez pas beaucoup de temps.
— Je m’en rends bien compte. Je suppose que la seule chose à faire, c’est de pagayer jusqu’au motel, m’asseoir au salon et les attendre.
— Mais eux, ils ne vont peut-être pas attendre le shérif.
Je hochai négativement la tête.
— J’ai laissé dans mon pavillon du motel quelque chose que je dois absolument récupérer. Et il y a quelque chose d’étrange dans toute cette histoire.
C’était le moins qu’on pût dire. D’abord les serpents à sonnettes et maintenant, moins de vingt heures plus tard, la mort d’un jeune paysan. Mais était-ce bien un jeune paysan qui venait de mourir ? Y avait-il un mort, en fin de compte ?
— Vous ne pouvez pas rentrer au motel maintenant, me dit Kathy. Vous devez rester à la pêche au moins jusqu’à l’arrivée du shérif. C’est pourquoi je suis venue vous prévenir. Si vous voulez prendre quelque chose dans votre pavillon, je peux aller vous le chercher.
— Non.
— Tous les pavillons ont une porte de derrière sur le patio qui fait face au fleuve. Savez-vous si cette porte est fermée à clé ?
— Je suppose que oui, mais…
— Je pourrais me glisser par-derrière et…
— Kathy, je ne peux pas…
— Vous ne pouvez pas rentrer au motel, dit Kathy. Tout au moins pas pour l’instant.
— Vous croyez parvenir à entrer dans le pavillon ?
— J’en suis sûre.
— Bon. Ramenez-moi une grande enveloppe de papier bulle. Elle porte le cachet postal de Washington et contient une épaisse liasse de papiers. Contentez-vous de prendre l’enveloppe et puis videz les lieux en vitesse. Dès que vous aurez l’enveloppe, tenez-vous en dehors de toute cette histoire.
— Qu’y a-t-il dans cette enveloppe ?
— Rien qui me condamne, dis-je. Rien d’illégal. Rien qu’une chose qui doit rester secrète, des renseignements sur lesquels personne ne peut mettre la main.
— C’est important ?
— Je crois que c’est important, mais je ne veux pas vous laisser vous compromettre. Ce ne serait pas…
— Je suis déjà compromise, dit-elle. Je vous ai prévenu et je suppose que je n’ai pas agi en très bonne citoyenne, mais je ne pouvais pas vous laisser tout simplement tomber dans la gueule du loup. Reprenez ce canoë, retournez sur le fleuve, et restez-y…
— Kathy, je vais vous dire quelque chose qui va vous donner un choc. Si vous êtes sûre de pouvoir prendre le risque à propos de cette enveloppe…
— Je veux le faire. Si vous essayez vous-même, on pourrait vous voir. Moi, même si quelqu’un m’aperçoit au motel, personne n’y fera attention.
— Très bien alors, dis-je, et je me faisais horreur à l’idée de lui confier le sale travail. Non seulement je vais retourner sur le fleuve, mais je vais m’enfuir aussi vite que possible. Je n’ai tué personne, il y a une autre raison. Je suppose qu’honnêtement, je devrais me livrer au shérif mais, à mon grand regret j’ai une certaine tendance à la couardise. Je pourrai toujours me livrer par la suite, sans doute.
Kathy me regardait fixement et il y avait de la peur dans ses yeux, ce dont je ne pouvais la blâmer. De la peur et peut-être un peu moins d’estime pour moi.
— Si vous voulez vous enfuir, dit-elle, vous feriez mieux de commencer tout de suite.
— Encore une chose, dis-je.
— Oui ?
— Si vous parvenez à prendre cette enveloppe, ne regardez pas à l’intérieur. Ne lisez pas les papiers.
— Je ne comprends rien de ce que vous me dites.
— Et ce que, moi, je ne comprends pas, c’est la raison pour laquelle vous m’avez prévenu.
— Je vous ai déjà expliqué. Vous pourriez au moins dire merci.
— Je vous dis mille fois merci, bien sûr.
Elle fit deux pas à reculons, s’éloignant de la rive.
— Disparaissez, dit-elle. Je vous trouverai votre enveloppe.